Chaque lycée a son prof excentrique. Il en va de l’équilibre d’un établissement et du bien-être des élèves qui ont ainsi tout un stock de sujets de conversations pour remplir les longs moments de leur longue semaine. Pas d'exception, bien sûr, pour le lycée où je travaille, qui a la chance de compter parmi son personnel une excentrique de très grande qualité. Nous lui donnerons ici, pour plus de commodité, le joli et très original pseudo de « P. ». P. est prof de français-histoire-géo-philo et allemand bien qu’il ne soit pas prévu que cet enseignement soit dispensé au lycée.
P. est une passionnée, une mystique même. Elle fait partie de ces profs qui ne donnent pas deux fois le même cours et produit donc des séquences pédagogiques qui intéressent tellement les élèves qu’ils finissent invariablement par organiser un concours de cri d'animaux ou un tournoi de tir de boulettes de papier pour montrer à quel point ils en sont satisfaits.
Si le prof excentrique est une bonne chose pour les élèves, il n’en est pas de même pour les autres enseignants. Un tel collègue contribue grandement à la détérioration des conditions de travail. En effet, P. donne ses cours en salle de classe... mais aussi en salle des profs. Les autres professeurs, pendant la pause, sont tranquillement assis, occupés à siroter leur café et à rire des plaisanteries faciles de chacun. Malheureusement, P. vient à chaque fois briser ce doux moment quand elle ouvre avec fracas la porte et lance, d’une voix suraiguë et nasillarde un « Bon » à la cantonade qui signifie qu’elle s’apprête à expliquer comment elle a développé aux secondes l’auto-référentialité dans l’œuvre de Montaigne ou l’expérience de l’historicité de la philosophie de Heidegger aux élèves de Terminale. Les visages alors se figent, les mains se crispent autour des gobelets, chacun fait semblant de ne pas avoir entendu, certains émettent un bref rire nerveux et tous courbent l’échine en attendant que l’orage passe.
Certaines semaines, c’est pire. Oui, certaines semaines, P. prend un de ses cours au hasard et décide de nous faire bénéficier de celui-ci, de sa genèse à sa réalisation. Ainsi, la semaine dernière, elle a conçu l’idée incongrue d’enseigner «Le roi des Aulnes » de Goethe en allemand aux élèves de 4ème. Il faut rappeler que cette classe est composée de 16 élèves plus ou moins scolairement égarés. Parmi ceux-ci, 12 ne lisent pas couramment le français, 8 placent le Brésil en Afrique et 3 ne savent pas dire « bleu » en anglais.
Pour moi, qui suis moins ambitieuse que P., un texte de Goethe en allemand n'est pas une bonne idée. Je suis donc plutôt agacée quand elle explique avec force détails comment lui est venue l’illumination de l’idée de ce cours, quand elle narre de façon précise toutes les recherches engagées pour le réaliser et qu’elle évoque les multiples objectifs pédagogiques qui le sous-tendent.
Le vendredi, je n’y tiens plus. La semaine a été difficile, je suis fatiguée et je voudrais rentrer. Bien que peu ambitieuse, j’essaie d’être rigoureuse et avant de m’en aller je remplis mes cahiers de texte de la journée. Je suis dans la salle des profs, seule, d’abord. P. entre. Elle vient de donner son cours sur « Le roi des Aulnes ». Alors que j’essaie de réunir mes dernières capacités de concentration pour remplir ce maudit cahier de texte, elle se met à raconter (d’une voix suraiguë et nasillarde) à quel point les élèves étaient intéressés. Elle ne se tait plus. Je me mets à écrire au rythme d’un mot à la minute puis, tout se brouille. A ce moment-là, j’hésite. Je ne sais pas si je dois me lever et danser la gigue au milieu de la pièce pour créer la surprise et ainsi la faire se taire (tout en évacuant la tension nerveuse qui s’accumule à grande vitesse dans mon corps) ou lui planter le cahier de texte, de façon violente mais précise, entre les dents, pour tenter d’atténuer le son de cette insupportable voix. Mais je n’arrive pas à me décider. Je viens d’avoir une vision cauchemardesque, je vois P. au milieu d’élèves enragés, échevelée, qui clame Le roi des Aulnes en allemand : « Wer reitet so spät durch Nacht un Wind ?/Es ist der Vater mit seinem Kind... ». Je suis au bord du burn-out, il me faut partir sur le champ avant de craquer. Je décide de remplir le cahier de texte un autre jour, tant pis, ma santé mentale prime. Je ramasse rapidement mes affaires. P. n’entend pas le « bon week-end » que je lui souhaite et encore moins le crissement de mes pneus sur l’asphalte. Dans la salle des profs vide, elle continue de répéter les vers de « Le roi des Aulnes ». Dans la voiture, je me dis qu’il faudrait un jour que quelqu’un l’arrête avant qu’elle ne décide de lire aux élèves « La critique de la raison pure » en serbo-croate ou tout Proust en tamasheq. Je suis assez tolérante vis-à-vis des excentriques mais là quand même, il y a des limites.
Baby Dyke
9 commentaires:
Merci pour ce petit moment de franche rigolade.
Hétéro téméraire, c'est rigolo comme pseudo...
Mais Baby Dyke, pourquoi ne lui dites-vous pas qu'elle vous faut toutes et tous chier ??
Ou que vous vous mettiez d'accord pour sortir de vos sacs, en synchro, des écouteurs pour qu'elle comprenne une bonne fois pour toutes que vous n'êtes pas ses élèves ??
Bon, en même temps, c'est une pauv' nana ... complexée et mal dans sa peau de prof ...
Tiens tu me fais penser à l'excentrique que j'ai eue dans mon bahut y a quelques années.
Oui Leïla c'est sûr le mieux serait de le lui dire, le problème de notre excentrique, c'est qu'elle cumule en étant gentille, du coup on a du mal à être sincères....
En tant que prof de français, je compatis complétement au drame littéraire que tu as vécu. Rien de pire en effet qu'une prof qui t'expose sa séquence pédagogique en vo. La fille du sud.
Merci pour ta compassion la fille du sud, tu sais j'ai beaucoup souffert.
on boit des coups en pensant à toi baby dyke. bonne bourre les copings et les copaings de perpignimes.
Je me doutais bien que c'était vous, les débilos, n'abusez pas des boissons alcoolisées même si c'est en mon honneur et amusez-vous bien...
Enregistrer un commentaire